Après un long concert de gospel, après les autographes et les sollicitations photographiques des nombreuses fans, le rangement rapide du matériel, nous retrouvons enfin Emmanuel Pi Djob, révélation de « The Voice 2 – France », et Didier Linkeng, co-organisateur de la tournée « Gospel for Life » au profit de l’Action Damien.
Le cadre est inhabituel, puisque nous sommes logés dans la grande sacristie de la cathédrale de Namur et son ornementation litturgique particulière. Epuisés, affamés, les deux artistes nous consacrent néanmoins un peu de temps dans une interview « sur le pouce » et exclusive pour Scènes Belges !
Scènes Belges: Bonjour. Quand on parle de gospel, en Belgique, j’ai un peu l’impression que c’est une musique qui a son propre public « initié » et qu’elle a un peu de mal à se faire connaître auprès du grand public.
Emmanuel Pi Djob: Oui ! Je suis d’accord…
SB: C’est une musique que tous connaissent, et pourtant je ne suis pas certain que tout le monde va faire l’effort d’aller voir un concert de gospel. Comment expliquez-vous que le gospel reste aussi cloisonné dans le monde musical ?
EPD: D’après moi, c’est une question de culture. Autant le gospel, aux Etats-Unis, fait partie de la culture religieuse américaine blanche et noire, autant ici, il faut dire que l’Europe, la France, la Belgique et d’autres pays ont un problème avec la religion. La religion gène les nations européennes. C’est lié à l’histoire et au fait, peut-être, que l’Eglise, en Europe, ne représente pas toujours les aspirations du peuple ou de la rue. Ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis, où l’Eglise est vraiment implantée dans la vie de tous les jours. Et donc du coup, ici, les gens considèrent le gospel un peu comme une musique « folklorique », ou religieuse au sens négatif du terme, c’est-à-dire des « bondieuseries », ce que cette musique n’est pas ! Et forcément les gens n’iront pas voir des « bondieuseries ». Ils essayent de s’en sortir, déjà, en se prétendant laïcs, il ne vont pas se replonger dedans.
« Le gospel reste une musique de vie. (…) Elle concerne toute l’humanité. (…) C’est une promesse de bouffée d’air, quand tout est fermé «
Donc moi, ma démarche, c’est de dire aux gens en Europe que le gospel, ce n’est pas ça. Le gospel ne peut pas être enfermé dans une vision religieuse parce que, même si sa base reste les textes sacrés et chrétiens, et une vision protestante de la chrétienté, ça reste une musique de vie. Des êtres humains, à un moment donné, ont essayé de s’en sortir en espérant plus que la vie qu’on les obligeait à mener. Je ne vais pas rentrer dans l’histoire de la traite négrière, mais en gros c’est ça.
Du coup, pour moi, cette musique concerne toute l’humanité. Moi, dans ma vie de tous les jours, il y a des choses que mon environnement me fait subir: mon environnement professionnel, personnel, parfois familial, … et l’idée que des êtres humains aient pu penser la vie autrement, pour moi est salvatrice. Ca permet d’avoir une bouffée d’air. Pour moi, le gospel, c’est ça: c’est une promesse de bouffée d’air, quand tout est fermé. Du coup, ça s’éloigne de ce qu’on peut penser de la religion et qui est parfois une espèce de placard où il n’y a plus d’air, justement.
SB: Mais c’est assez symbolique de jouer ici dans une cathédrale. On a rarement l’occasion d’entendre un concert de gospel dans une salle « classique ». C’est plus rare.
EPD: J’aurais préféré que ça ne se fasse pas dans une cathédrale. C’est là que, pour moi, il y a une espèce d’hypocrisie dans la laïcité que l’Europe prétend développer. Les gens, quand ils entendent « gospel », ne le voient que dans un cadre d’église. Pour eux, le gospel doit absolument s’entendre là, se chanter là. Or, pour moi, c’est une musique électrique. D’ailleurs, on utilise des instruments électriques. Et ces murs ne sont pas bâtis pour ça. Ces murs ont été créés pour du chant grégorien, pour une voix parlée, et pour moi, le gospel devrait se chanter dans des salles de spectacle. Bon, ce n’est que mon avis…
SB: J’ai été assez sensible au fait qu’on retrouve pas mal d’éléments qui sont très proches du jazz, dans le chant de Madeena, par exemple, mais aussi de la soul music. On est plus proches avec le gospel de ces musiques-là que finalement avec son cousin qui est le blues.
Didier Likeng: A la naissance du gospel après la révolution de l’esclavage, cette musique s’est chantée dans les églises, et on reste dans du chant d’adoration, où on est très proches des harmonies, parce qu’on sort de l’esclavage où les noirs chantent encore, par obligation, la musique du maître blanc. Il y a un processus d’influence de l’Occident, de la musicalité occidentale, parce que ces esclaves, c’est la seule musique qu’on leur permettait de chanter. Là, on ne parle pas encore de blues. Au début, le blues était considéré par l’Eglise comme la musique du diable. Ces harmonies, cette approche musicale, étaient rejetées, en bloc, par l’Eglise. On était encore dans cette Eglise blanche, où les noirs esayaient d’exister à travers le regard du maître blanc, parce qu’il n’était pas loin, même si l’esclave était apparemment aboli.
Plus tard, quand le noir retrouve un peu plus de libertés, il essaye de retrouver ses racines et essaye de se distancier aussi du style musical du maître blanc. D’où l’émergence du jazz parce que les noirs quittent du sud des Etats-Unis pour aller dans le nord. Les noirs vont chercher du travail, et il y a aussi une grande désillusion, parce que ces noirs qui étaient dans le sud se disaient qu’en allant dans le nord, ils allaient trouver la liberté. Mais c’était encore plus dur ! Imaginez des blancs qui n’ont jamais côtoyé des noirs… Donc ils se retrouvent là dans une situation où il faut exister d’une façon ou d’une autre, et on a l’émergence de cette musique blues parce qu’on a des harmonies propres…. Quand on voit les chants des prisonniers, il y a pas mal de choses qui reviennent au souvenir du noir, pas mal d’harmonies venues d’Afrique, où il y a quand même beaucoup de similitudes dans certaines musiques en Afrique de l’Ouest, et donc ces musiques ont pris un peu plus d’essor.
« Entre le blues et le gospel, il n’y a pratiquement pas de différences, au sens musical »
Il y a un passage clé dans la musique gospel, c’est qu’il y a un compositeur qu’on appelle Thomas A. Dorsey, qui est celui qu’on appelle « le père du gospel moderne », qui était pianiste de blues. En fait, c’est lui qui, à la suite d’un fait assez tragique, alors qu’il s’était éloigné de l’église, revient à l’église, mais comme il était pianiste de blues, il ramène toute cette culture-là qui était rejetée de l’Eglise. Evidemment, tout le monde s’identifie à ça. Aujourd’hui, entre le blues et le gospel, il n’y a pratiquement pas de différences, au sens musical. Le noir se retrouve aussi dans les choses qui sont un peu plus éloignées de la musique du maître blanc. J’ai écouté ce soir Emmanuel ou Madeena – Il n’y a pas de différence entre ces deux personnes sur le plan musical. C’est juste que dans le blues on dit « I love you baby » et dans le gospel « I love you Jesus », mais c’est évidemment la même musique.
SB: J’ai un peu l’impression qu’actuellement le blues est plus devenu une musique de blancs qui perpétuent un héritage de ces esclaves noirs, et que les noirs sont passés à autre chose. On les retrouve dans le hip-hop, etc… Et le gospel reste plus, dans les a-priori, une musique « noire ».
EPD: C’est vrai…
DL: Le gospel a beaucoup évolué. Il y a le gospel traditionnel, le gospel moderne, dont je parle, mais la société évolue… On parle aujourd’hui de gospel contemporain avec des rythmes qu’on n’oserait pas jouer ici. La moitié de l’église sortirait en disant « ce n’est pas du gospel, c’est du disco ! ». On souhaite que lorsqu’on écoute cette musique, on se rapporte pratiquement aux lendemains de l’abolition de l’esclavage, où cette musique avait une couleur. On parle du « Golden Gate Quartet », qui ne chante pas du gospel, mais du negro-spiritual… C’est une musique dans laquelle le blanc se reconnait.
Mais le noir ne chante plus cette musique là. Il a évolué, il est passé à d’autres choses. Et c’est pour ça que, comme disait Emmanuel tout à l’heure, quand les gens ne prennent pas la peine de comprendre cette musique, comment elle se chante et comment elle évolue, on reste dans le cadre religieux et dans quelque chose qui reste finalement assez pauvre au niveau de l’approche.
SB: Vous êtes victimes des clichés. On vous demande des chants traditionnels: « when the saints go marchin’ in », alors que parfois vous pourriez chanter autre chose et être plus dans une modernité…
EPD: Tout à fait. C’est vrai que des chants comme ceux-là ne se chantent plus dans le pays qui a vu naître cette musique, et comme disait Didier, cette musique a évolué. Mais encore une fois, c’est vraiment une question de culture. L’Occident, l’Europe, en est encore à considérer que le jazz, le blues, sont des musiques « folkloriques » qui demandent à être perpétuées dans leur forme originale.
« L’être humain évolue, fait évoluer sa musique. Il sort de son âme ce qu’il pense correspondre à l’ère du temps »
On se souvient du fameux débat lorsque le be-bop est arrivé. C’est un débat européen ! Entre les défenseurs du be-bop, et ceux comme Hughes Panassié qui pensaient que le jazz était mort à partir du moment où le be-bop est arrivé. Pour moi, c’est un débat inutile. L’être humain évolue, fait évoluer sa musique. Il sort de son âme ce qu’il pense correspondre à l’ère du temps. Et le gospel, c’est pareil. Sauf qu’ici, ça demandera un certain temps. Il y a toujours ce temps de retard qui est lié à une différence culturelle.
SB: Pourriez-vous nous présenter le principe de « Gospel for life » ?
DL: A la base, il y a « Action Damien » qui est une association assez bien implantée et qui découle de la foi d’un homme qui était le Père Damien, qui est mort de sa passion, parce qu’il allait sougner les malades. Aujourd’hui, je voudrais aussi rendre hommage à ces gens qui se battent pour que le fameux ébola disparaisse. Mais c’est comme le Père Damien qui est mort de la lèpre.
Le principe, c’est d’organiser des concerts et de faire participer des bénévoles, des gens qui aiment chanter, et les bénéfices vont à la lutte contre la lèpre et la tuberculose. Mais depuis l’an dernier, d’autres associations bénéficient aussi de ces concerts: MSF, les Restos du Coeur, …
En pratique, on chante dans chaque ville avec les choristes de la localité. Chaque fois, il y a 200 choristes de Namur, de Bruxelles, etc… Au total, il y a près de 2000 chanteurs sur toute la tournée. C’est une belle aventure ! Il n’y a que deux répétitions pour faire un spectacle, le prix de la place est 20 euros… C’est un défi artistique, surtout, de faire chanter des gens dont la culture n’est pas forcément le gospel, et qui ne connaissent pas forcément l’anglais. C’est une réussite collective pour moi, pour la vie, tout simplement.
SB: Merci à vous d’avoir accordé aux lecteurs de Scènes Belges un peu de votre précieux temps à une heure si tardive !