Comme le veut une certaine tradition au printemps, c’est du coté de Saint-Josse que nous nous rendons pour une nouvelle soirée dans le cadre du festival Les Nuits Botanique, cuvée 2024. Fidèle à son identité où les artistes émergents et confirmés de la scène alternative se succèdent, et sans réelle tête d’affiche qui viendrait écraser la concurrence, le festival propose une impressionnante variété de concerts dans des registres musicaux et sonores qui le sont tout autant. Aux Nuits du Bota, diversité rime très souvent avec qualité, même lorsqu’il s’agit de projets musicaux qui sortent des sentiers battus. Membre du duo électro-jazz Glass Museum, ANTOINE FLIPO s’offre ici une escapade sur les infinies et fertiles terres néoclassiques et expérimentales (à ne surtout pas confondre avec bruitistes, perchées et migraineuses). Après un premier très joli coup d’essai live en 2021, le gaillard était de retour au Botanique ce dimanche soir.

Il y a des signes qui ne trompent pas : lorsqu’un artiste à la notoriété encore trop confidentielle est identifié comme “incontournable” par les différents médias qui couvrent un festival, sans que ceux-ci ne se soient concertés, c’est qu’il y a quelque chose qui vaut la peine d’investir une petite vingtaine d’euros pour passer son dimanche soir dans l’élégante salle du Museum du Botanique. La salle affiche d’ailleurs quasi-complet pour le concert du pianiste, compositeur et producteur tournaisien mais basé à Bruxelles. Dans ce projet solo, le piano constitue la base de tout. J’ai voulu créer ce projet en solo pour vraiment pouvoir m’autoriser à me perdre dans la recherche sonore (ce que l’on fait moins en groupe), prendre le temps de définir un son, un univers qui m’est propre et dans lequel je me sens vraiment authentique et sincère, autant sur scène que sur album.  C’est donc un projet où l’homme rencontre l’instrument et les machines qu’Antoine Flipo veut proposer, bien en phase avec le monde moderne où intelligences humaines et artificielles semblent se regarder avec autant de méfiance que d’excitation face aux infinis scénarios de cette rencontre.

C’est tout d’abord DANIELA PES qui ouvre la soirée. La jeune femme originaire de Sardaigne propose une musique à tendance électronique où les nappes sonores, sombres et profondes, s’accumulent pour construire une ambiance quasi-mystique sur laquelle elle vient poser sa voix puissante et habitée. L’ensemble est ponctué de samples radiophoniques lointains et de chœurs féminins. Les amateurs d’atmosphère cinématographiques étranges et crépusculaires sont ravis. Tout ça se déroule d’abord dans une obscurité quasi-absolue avant que le lightshow ne devienne incisif et hypnotique (merci les stroboscopes). On est hors de toute catégorisation de genre possible mais nous sommes happés par son set franchement immersif et hors normes qui prend ensuite un virage plus dur avec un passage où les beats techno mènent la danse. Il y a malgré tout, tout au long de son set, une impression de mélancolie, sensuelle et occulte à la fois qui maintient l’attention d’un public très attentif. Daniela Pes fait partie de ses artistes qu’on attend pas, car étant programmés en première partie, et qui nous remettent autant les pieds sur terre qu’ils nous embarquent dans leurs univers singuliers en nous mettant une fameuse claque.

Comme toujours lorsqu’il est question de musique qualifiée de néoclassique (parfois de manière un peu générique), le public est composé de tribus extrêmement diversifiées en termes d’âges. Mais la toute grande majorité de la salle est composée ce soir de jeunes adultes qui se sont engouffrés depuis quelques années dans la mouvance et la mise en lumière de ce style emmené notamment par l’incontournable et populaire Nils Frahm, et plus récemment par la pianiste polonaise Hania Rani. Définir la musique néoclassique reste complexe et avant tout un débat d’experts mais nous pouvons malgré tout essayer d’en établir certaines caractéristiques : minimalisme, instruments classiques traditionnels (souvent le piano), présence régulière de machines électroniques, structures des morceaux axées sur la construction d’atmosphère et d’ambiance sans logique couplet-refrain. En d’autres mots, les artistes qui évoluent dans cette sphère composent et interprètent la musique classique de leur époque, l’agrémentant des technologies actuelles et en veillant à y donner un sens mélodique appuyé. ANTOINE FLIPO fait partie de ces baroudeurs et il s’est donc emparé de cet univers sonore et musical pour en faire le sien. Ce garçon a effectivement une approche très personnelle de la musique classique, que l’on pourrait presque qualifier de punk tant il semble se détacher de toutes les règles et principes, tout en proposant des titres hautement maitrisés à tout point de vue. Pour l’anecdote, en plein milieu du concert, et devant les spectateurs, il n’a pas hésité une seule seconde à se lancer dans le démontage partiel du piano à queue présent sur scène pour aller y bidouiller tel un chirurgien afin de pouvoir en faire émerger des sonorités inédites. De quoi offrir quelques sueurs froides aux équipes techniques du Botanique et à son assureur.

A part ça, qu’est-ce que le jeune homme a proposé dans le cadre des Nuits 2024 et qui différait de sa prestation de 2021 ? Il a tout d’abord proposé quelque chose de musicalement très cohérent et maitrisé, tout en étant diversifié, reconnaissant lui-même à l’époque que ça partait un peu dans tous les sens et surtout qu’il y avait beaucoup trop de choses à gérer pour lui sur scène. La scène est effectivement plus épurée qu’à l’époque même si le piano à queue reste entouré d’un certain nombres de machines et de synthétiseurs divers. C’est d’ailleurs sur ce piano qu’il entame son set avec un titre délicat où chaque note est égrenée une à une et compte plus qu’ailleurs. Il nous offrira quelques moments suspendus de ce type tout au long de la soirée. Après cette mise en chauffe, le garçon se lève et se met à s’activer sur ses machines et synthés tout en gardant un œil et une main sur son piano pour faire émerger de cet ensemble des beats et des boucles électroniques qui ont pour effet de transformer le Museum du Botanique en doux mais convaincu dancefloor.

Agissant comme un technicien ou Frankenstein (au choix) qui continue à paramétrer avec méthode les différentes leviers de sa création, il se laisse malgré tout lui aussi embarquer par sa propre musique, son corps se mettant à sérieusement onduler au rythme des boucles, des beats et des salves de notes que ses doigts font émerger du piano. Et lorsque son regard croise le votre, c’est un frisson qui vous parcours le corps tant Antoine Flipo semble habité par sa musique et que ses yeux sont ceux d’un type qui entre en transe. Et pourtant il y a quelque chose d’extrêmement sensuel dans cette vision scénique tandis qu’il agrémente son set de quelques sonorités plus arabisantes. Il ne renie pas non plus ses premiers amours musicaux au sein de Glass Museum en proposant quelques titres jazzy, vite agrémenté de pas mal de boucles électroniques et d’un doux beat chaud et ensoleillé, rappelant par moment le mythique album “Tourist” de St Germain et le titre “Rose Rouge” ou le titre “Breathe” de Télépopmusik, tous deux sortis au début des années 2000.

La prestation d’Antoine Flipo est inclassable et nous transporte d’une influence à l’autre avec doigté. On pourrait la décrire comme onirique et hypnotisante mais c’est peut-être l’élégance mêlée de fougue qui décrit le mieux cette soirée. Nous vous parlions également de Nils Frahm en début d’article. Antoine Flipo s’est probablement beaucoup imprégné de son répertoire et de certaines sonorités caractéristiques du producteur berlinois, produites par des synthétiseurs analogiques, sonnant avec autant de profondeur digitale que spatiale, donnant l’impressions de provenir d’une galaxie lointaine. Tout parait avoir été étudié, anticipé et réfléchi avec une rigueur quasi-scientifique et une obsession presque psychorigide de perfectionnisme et de souci du détails à controler et maîtriser. Mais tout cela garde quelque chose de très instinctif et donc de foncièrement humain et touchant, comme lorsqu’il est rejoint par la chanteuse Roza pour quelques vocalises non-amplifiées et d’élégants pas de danse sur un titre intimiste. Le rappel est par contre du genre débridé et foncièrement dansant avec deux titres, dont “Cascades”, qu’il étire en longueur. C’est d’ailleurs une technicienne qui monte discrètement sur scène pour lui faire comprendre qu’il va être temps de conclure. Sans cette intervention, nous aurions probablement encore été là à secouer gentiment nos têtes durant un bon paquet de minutes tant Antoine Flipo semblait absorbé par ses instruments. Le public est conquis (mais il l’était déjà un peu d’avance) et nous aussi. Ce qu’ Antoine Flipo a proposé ce dimanche soir est inédit tout en restant fidèle aux titres de son futur album prévu pour l’automne et qui sont déjà disponibles sur les plateformes. Il ne nous reste donc plus qu’à attendre la chute des feuilles.

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