© Michel van Rhijn Photography

Avant-propos, les couleurs :

A l’occasion du Flagey Jazz Festival à Bruxelles, on a relevé une point en commun entre le Royaume-Uni et la Belgique, et qui ne réside pas seulement en leurs drapeaux tricolores. Au-delà de l’emblème et des apparences parfois trompeuses, ces pays vivent un mouvement similaire depuis quelques années.
« Brexit mate ? » me direz-vous, justement, loin de là, quoique… Même si le genre se caractérise effectivement par une volonté avouée de s’affranchir, le jazz reste, même à notre époque, la musique de la liberté.

Durant près de deux semaines, Flagey, l’iconique phare dans la nuit culturelle était le théâtre d’un avènement. La nouvelle ère (déjà bien entamée) du jazz moderne prône un style qui, fidèle à ses origines, perpétue ses traditions en clamant son amour pour la liberté, des autres, des genres, à l’image de sa génération X/Y et peu importe le genre, la couleur ou le sexe. Les sujets étudiés ont été choisis avec soin de part leur jeunesse, leur talent et surtout, leur nationalité ; Commander Spoon [BE], Antoine Pierre [BE] (à travers St6cks et ses « Variations on Bitches Brew »), Alfa Mist [UK], Nubya Garcia [UK], The Seed ensemble [UK] et Portico Quartet [UK] étaient nos cobayes.

Un petit goût d’au revoir avant la « séparation » économico-politique entre les deux royaumes aux lions, entre l’union Jack et l’union étoilée. Sans dramatiser la situation, on ne peut cacher un léger ressentiment qu’il est nécessaire de profiter de ce futur-ex espace Schengen musical avant que celui-ci ne soit définitivement hors de portée.

« Je vais jouer d’abord, je vous dirai après ce que c’est. » Miles Davis

La niche

Froideur médiatique mise de côté, nous vivons une période musicalement faste. Il n’y a jamais eu autant de production musicale dans l’histoire de la sainte mélodie. Critiquer la qualité de cette dite abondance est une réflexion saine qui doit s’appliquer à tous les genres, du plus populaire au plus niche.
Et même si l’industrie de la musique a beau être un monde de requin, le jazz quant à lui, appartiendra toujours au règne félin, s’extirpant de tout contrôle et surtout des dérives autodestructrices de l’humain.

Sortons donc à la rencontre de ces artistes belges, britanniques ou d’ailleurs qui ont le talent de décrire le réel en haut des gammes.

  • Commander Spoon [BE] – La fulgurance : ****

© Olivier Lestoquoit

Un et demi d’existence, quatre EP, un premier album bien teasés et un « on est trop chaud » plus tard, c’est la présentation du projet le plus fulgurant du (petit ?) monde des jazz cats belges nommé Commander Spoon.

Rock, électro, voire dub par moment, l’hypnotisante alliance entre les influences résonnent aussi bien que la complicité entre le guitariste (Florent Jeuniaux) et le contrebassiste (Fil Caporali). Ce dernier utilisera même son archet, nous rappelant que cet instrument est avant tout sensible à ses cordes autant qu’à ses doigts. Une énergie et un enthousiasme ultra communicatif, on retiendra que ce le band en veut et nous aussi !

Le groupe composé de quatre gars issus du hip-hop bruxellois (ayant notamment collaborés avec et pour Niveau 4) est plus que prometteur voire déjà clairement confirmé.

Un prochain concert à l’AB (Club – le 19 mars prochain) propulsera leur ascension déjà fulgurante.

  • Alfa Mist [UK] – Le prodige : ****

L’artiste porte fidèlement son nom tant l’Alfa se démarque de la meute du festival. A la croisée des genres, le pianiste londonien excelle à créer une harmonie entre hip-hop (old-school), jazz et ses origines angolaises à l’image de son titre Jajja’s Screen, hommage à sa grand-mère angolaise. Immigrée non-intégrée, avec qui il devait tenter de communiquer alors qu’elle ne parlait pas un mot d’anglais.
La migration, sujet récurent chez les artistes britanniques d’origine africaine.

© Olivier Lestoquoit

Accompagné d’un batteur et d’un saxophoniste exceptionnel et d’un guitariste un peu en-dessous lors de cette performance, Alfa Mist a eu droit à une écoute attentive et minutieuse du public de Flagey, se traduisant par des hochements de tête et des rugissements de plaisir. Les relances teintées hip-hop dépeignent une toile musicale à la croisée du métissage musicale ancrée dans l’ADN de l’artiste.
A l’image de son premier album Nocturne sorti en 2015 comptant (déjà) des featuring avec Tom Misch, Barney Artist, Carmody ou encore Jordan Rakei, tous des jeunes prodiges issus de cette flamboyante scène londonienne.

  • St6cks [BE] – La jungle : ***

3 batteurs, 3 battements, 3 rythmes. Une recette qui peut paraître ardue tant elle oblige une parfaite symbiose mais surtout, une orfèvrerie de l’instrument. Autrement dit, on avait besoin de maîtres de l’instrument. Ça tombe bien, St6cks rassemble Antoine Pierre (27 ans| Urbex, NextApe), Lander Gyselynck (XX| Stuff.) trois fois récompensé du titre de meilleur musicien de Belgique (MIA) et Mark Schilders (Jazz Rotterdam Orchestra, Gregory Porter,…).

© Olivier Lestoquoit

Le casting est plié, mais … « est-ce que cela vous plaira ? » Le trio a débuté par une longue introduction mettant aux défis les oreilles les moins patientes, avant de construire, progressivement, un rythme enivrant aux accents drum’n’bass sans jamais tomber dans le cliché. Un projet arythmique et sans fausse note !

  • Portico Quartet (UK) – L’enfant : ****

Si Bonobo et Tycho devait consumer leur amour à la Nouvelle-Orléans, Portico Quartet en serait leur progéniture. Comptant déjà 5 albums et un EP dont l’excellent Art in the Age of Automation (2017) et leur petit nouveau sorti en 2019 Memory Streams, le quartet pratique un jazz électronique, samplé qui convulse entre la musique progressive, ambiante voire presque proche de la cinématique, aux accents assumés de hip-hop moderne aux pointes de musique électro.
Une conjonction fascinante dont il faut être patient pour en découvrir toute sa grandeur.

© Olivier Lestoquoit

Le quartet s’oppose littéralement aux structures musicales « spotifyiennes » imposant un démarrage immédiat des mélodies pour un résultat bouclé en 180 secondes maximum. Chacun de leur titre oscille (du moins dans leurs versions live) entre 5 et 10 minutes.
Typique du jazz ? On les imagine hocher la tête un sourire au coin. En tout cas, le plaisir est là, l’impression de voyager loin, très loin l’est également avec ce sentiment indescriptible d’évasion.

« We’re all united ! » – Antoine Pierre

Antoine Pierre plays Variations on ‘Bitches Brew’ (Miles Davis, 1970) [BE] – La leçon : *****

Reprendre Miles Davis dans le studio 4, revient, vulgairement dit à « « poser ses couilles sur la table »  cela tient donc de la revendication. Métaphore de mauvais goût certes, mais on ne peut plus juste.

© Cyndi

Huit musiciens sur scène, des Belges (Wallons, Flamands, Bruxellois) « all united » comme l’a précisé Antoine Pierre en fin de concert.
Ahurissant tant la technique des artistes présents mettent en mouvement la tectonique des plaques, créant une explosion mélodique mais névrosée à couper le souffre (…).

Quand arriva le solo de Pierre, en deuxième partie de concert on se disait justement qu’il devait manquer d’air derrière ses confrères. Le batteur installa un groove progressif mais bien spécifique, référant clairement aux expérimentations du Miles divin.
Ici, l’attention est mise sur les accents, les contre-temps provoquent chez nous une véritable dissolution de notre personne. Alors qu’il enflamme le studio, le batteur belge est progressivement rejoint par ses paires, mais pas en un seul mouvement. Refus absolu de la reprise classique du mouvement jazz consistant à tous repartir simultanément, ici chaque instrument intervient spontanément, rehaussant encore chaque battement.

Un moment vers autre part…. l’impression d’avoir quitté notre corps alors qu’une frénésie s’est installée en nous avec, en apogée, le dernier coup de bâton. Il s’en suivit une délivrance jouissive venant de l’audience. A traduire simplement par orgasme généralisé… et un « encore » bien mérité.

The Seed Ensemble [UK] – La révolte : ***

© Cyndi

L’incendie de la tour Grenfell près de Londres (74 morts) en 2017, être des immigré.e.s de troisième génération en Grande-Bretagne et ses ancêtres esclaves, ce n’était peut-être pas la grande joie, mais la musique proposée par l’ensemble londonien apporte une vraie narration.

On a pu facilement interpréter, derrière les sonorités tantôt agressives, tantôt difficiles, les personnages, les environnements et les actions construites par chaque instrument. Un concert intéressant mais peu accessible.

Nubya Garcia [UK] – La beauté : *****

© Olivier Lestoquoit

En concert de clôture du festival, on ne pouvait imaginer plus authentique que le jazz élégant, surprenant et dynamique de Nubya Garcia. Plébiscité par le légende de l’underground britannique Gilles Peterson (BBC Radio, Worldwide), Garcia était accompagnée d’un autre protagoniste du jazz colorée, le claviériste Joe Armon-Jones (Ezra Collective). Avec ses titres phares When we are, Lost Kingdoms ou encore Once, articulé avec la bande de Kokokro,  la saxophoniste anglaise s’est hissée comme une des figures de proue de la scène jazz de Londres et d’ailleurs. 
Sa prestation est d’ailleurs à la hauteur de son talent. Le subtile mélange entre classique, afro et moderne est d’une parfaite exactitude. 

Avant de clôturer cet article, on se sent obligé de donner une mention spéciale au projet MDC III (autre projet comptant Mattias De Craene, saxophoniste du groupe Nordmann), le groupe flamand au jazz hypnotique, a été la découverte du festival. 
Un festival qui par ailleurs, aura réuni des artistes jeunes, modernes, où Britanniques et Belges (ou autres) ont démontré leurs différentes ressemblances. Tant musicales que morales, les valeurs défenduent par cette « nouvelle » génération est, à l’image de la tour de Flagey, un guide dans en ces temps troubles.
Par ailleurs, nos salutations au staff du festival qui avait le bonheur d’annoncer 2.500 spectateurs en plus que l’année passée… BRAVO !

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