Contre-courant toujours sont les contre-cultures. Cette petite phrase extraite des paroles du titre « Jeunesse lève-toi », sorti il y a une petite vingtaine d’années, annonçait déjà en quelque sorte la manière dont l’insondable et indomptable Damien Saez abordait et allait aborder la suite son parcours artistique. Et de fait, en dehors de tous les modèles financiers, marketing et médiatiques de l’industrie musicale, Damien Saez continue à aller là où son instinct le pousse, peu importe les remous que cela provoque. Après une tournée des Zéniths de France au début du printemps de cette année pour présenter son gargantuesque projet « Apocalypse », le chanteur français se posait, en ce mois de mai et en solo pour deux soirs au Cirque Royal à Bruxelles.

Comme lors de son dernier passage par Bruxelles en 2023, le Cirque Royal nous a envoyé un petit e-mail il y a quelques jours pour nous annoncer que l’heure de début du concert était avancée à 19h30. La salle bruxelloise doit en effet respecter un couvre-feu fixé à 22h30 par la ville. Le concert de ce lundi soir, sans première partie, s’annonce donc comme un long voyage musical dont Damien Saez a fait sa marque de fabrique avec le temps… sauf lorsque le public se montre peu concerné par la chose. Les concerts du printemps en France ont ainsi régulièrement frôlé les 4 heures. Peu partisan des compromis, il n’est pas rare de le voir ouvertement engueuler le public, ce dernier n’hésitant pas non plus à l’invectiver en retour, comme une sorte de relation sulfureuse et électrique où la tempête et la plénitude se dispute le monopole.

Et c’est dans une salle remplie aux deux tiers que la lumière s’éteint peu après 19h30. La communication ne semble pas être bien arrivée chez tout le monde et ils sont nombreux à encore chercher leur place alors que le concert est déjà entamé. Sur scène, on retrouve un grand fauteuil en cuir, deux guitares acoustiques et deux lampes abat-jour qui offrent une lumière tamisée. Il y a également un petit piano-synthétiseur que Damien Saez ne touchera malheureusement pas de la soirée. Vêtu d’une chemise à carreaux ouverte et d’un chapeau, il débarque lentement sur scène alors que le public se fait entendre pour l’accueillir. Le calme revient ensuite. Il s’assied et recadre alors immédiatement une partie du public plus turbulente qu’il qualifie d’ animateurs de MJC en expliquant qu’il est pas du tout dans cette énergie là et que de toute façon ce n’est pas dans le thème de la soirée. Bref, de quoi renforcer l’exactitude du surnom qui lui a été donné par les fans et qu’il a finit par adopter lui-même : L’ours.

Et de fait, le programme de la soirée est entamé avec « Que tout est noir », issu du triple album « Varsovie-L’Alhambra-Paris » qui marqua un véritable tournant artistique dans sa carrière, loin des superficialités et des paradis artificiels d’un star-system aussi tentant que dangereux. Damien Saez proposait alors pour la première fois une version de lui-même sans filtre ni artifice : du guitare-voix sans aucun arrangement pour venir combler une faiblesse ou l’autre. Juste une frontale sincérité où le choix des mots et des tournures régissent le temps. Comme ce soir au Cirque Royal.

Durant une petite heure et demi, il va enchainer les titres où les tumultes de l’amour sont légions, où l’absence et le vide prennent toute la place dans l’existence, mettant ainsi l’accent sur sa capacité à écrire des textes qui subliment les déboires de l’âme et de la conditon humaine. Il y donne une interprétation à fleur de peau où les murmures et les puissantes vocalises plaintives et rageuses se succèdent, tout en égrenant une à une chaque note sur sa guitare. La sonorisation de la salle permet en effet de pouvoir saisir chacune de ces nuances instrumentales et vocales, chacune étant indispensable à celle qui la précède et à celle qui la suivra.

Tout au long de cette première partie du set, en plus du triple album précédemment cité, Damien Saez exhume plusieurs titres de « Messina », un autre triple album (oui la discographie du bonhomme est très très fournie) sorti il y a une dizaine d’années. Le verbe exhumer n’est pas exagéré car certains de ces titres interprétés ce soir étaient soigneusement rangés au placard depuis plusieurs années. Damien Saez a décidé de proposer des titres que son public apprécie, bien que moins connus du grand public. Il propose également le très beau « Jessie », issu du dernier album en date.

L’air de rien, et dans un minimalisme brut et épuré, Damien Saez tient le Cirque Royal sans que personne ne bronche. On entend même une violente averse s’abattre sur le toit de la salle durant quelques minutes tant l’énergie semble être celle du recueillement dans le public. Ce minimalisme donne parfois aux interprétations de Saez des airs de slam poétiques et habités où les silences supendent le temps pour mieux marquer l’instant qui suit. De par ses interprétations, Damien Saez développe également des atmosphères plus nerveuses comme sur le très lyrique « Aux encres des amours » qui débute en douceur pour s’achever de manière plus virile. Idem avec « Tango », là aussi sous le spectre d’une haute tension et d’une voltige vocale où le chant se transforme en hurlement à la mort.

Au fil des années qui s’écoulent, Damien Saez devient de plus en plus autobiographique dans ses textes. Avec le titre « Le chanteur démodé », il propose l’autoportrait probablement le plus honnête et juste qui soit, comme un profond regard jeté dans le rétroviseur, prenant des airs de bilan, énumérant regrets, excès, dérives et aussi les valeurs qui ont construit son personnage sans concession, pour le meilleur et le moins bon. Nous allons y revenir.

Nonantes minutes viennent de s’écouler et Damien Saez quitte une première fois la scène pour ce que l’on peut qualifier d’entracte. Là où beaucoup d’artistes viendraient de conclure leur concert et que les techniciens commenceraient à remballer le matériel, nous venons d’achever la première partie de la soirée. Celle-ci ayant mis tout le monde d’accord, sans qu’il n’y ait quoi que ce soit à redire. Lorsqu’il revient sur scène pour la seconde partie de la soirée, le ton change, l’énergie des titres aussi. Bien que toujours en guitare-voix, les complaintes laissent place à quelque chose de plus rock et fougueux avec des titres comme « Putain vous m’aurez plus » qui transforme le Cirque Royal en chœur de marins échoués sur des rives rocheuses et brumeuses, après avoir succombés au chant de sirènes.

Damien Saez rend aussi hommage aux nombreuses femmes de son répertoire (et de sa vie ?) avec « Germaine », « Betty » et « Marguerite », avant de partir dans la contestation directe et sans détour avec « J’accuse » et « Des p’tis sous ». Assis près de la console des techniciens, on jette un oeil sur la setlist du soir et on se rend compte que le bonhomme a changé la trame du concert, allant là où son envie et le public le poussent. Plusieurs titres joués ne figurent pas sur cette setlist et d’autres qui y figurent ne seront pas interprétés ce soir. On le suspecte d’ailleurs d’avoir modifié les choses par pur plaisir et esprit de contradiction lorsqu’il s’aperçoit qu’à chaque premier accord le public reconnait le titre qu’il va jouer.

Cela fait deux heures qu’il joue et, alors qu’il était jusque là assez silencieux entre ses titres, il s’adresse directement au public pour demander comment ça va. A partir de là, la dynamique change et Damien Saez devient d’abord taquin (pour reprendre ses mots) avant de finalement, à plusieurs reprises et sans raison apparente, multiplier les réflexions et les attitudes condescendantes sur un mode passif-agressif en visant la Belgique et les Belges. Lorsqu’il se rend-compte qu’une bonne moitié de la salle n’est pas belge, il semble y aller avec le courage de ceux qui sont en position de force. On s’est même demandé si il allait franchir le cap en évoquant la demi-finale de la Coupe du Monde 2018 et faire référence au Seum des Belges. Exceptés Jacque Brel et Johnny Halliday, tout le monde en prend pour son grade. Il évoque aussi les putes qui ont quitté le navire quand il a commencé à grossir et vieillir et lâche quelques réflexions qu’on aurait pu entendre sortir de la bouche de Michel Sardou. Tout cela sonne étrangement et ça la fout un peu mal pour celui qui dépeint la beauté de la fraternité et de l’amour dans ses chansons. Il s’aventure même sur le terrain glissant de la question linguistique francophone-néerlandophone, oubliant (ou ignorant) que les néerlandophones s’intéresse beaucoup plus aux artistes s’exprimant en Français. Pas certain que ces derniers auront apprécié ses réflexions sur l’esthétique sonore de leur langue natale. Tu voulais le silence quand j’étais que musique chante t’il dans son titre « Les chiens en laisse ». On aurait effectivement voulu ça à cet instant.

Bref, Saez se transforme progressivement en gainsbarre aux airs de mauvais pillier de comptoir de PMU qui tourne en boucle sur les mêmes thèmes et polémiques, finissant en général par conclure avec aigreur que tout est de la merde. Ca plombe l’ambiance, une tension, voir une gène devient petit à petit palpable dans la salle. Il ne se montre pas non plus très agréable avec son équipe technique qu’il flingue verbalement depuis la scène. On regrette la tournure des choses, surtout venant de celui qui chante qu’il n’y a rien de plus beau que d’être gentil. On est habitué à ses piques et attaques ciblées mais l’insistance et la lourdeur de celles-ci sont petit à petit devenues désagréables ce lundi soir. Cette situation nous rappelle tout le paradoxe qu’incarne celui qui chante, là aussi de manière très directe et autobiographique, J’emmerde le monde et il me me rend bien, c est un peu comme si nous étions quittes ».

Damien Saez est capable d’offrir des moments de grâces artistiques en live, et il y en a eu énormément durant la soirée mais il est aussi capable de laisser sa part ombrageuse dicter les choses, quitte à s’auto-saboter. Ce fut aussi le cas. Nous sommes loin de faire partie de l’armée des détracteurs du chanteur français, mais pour le coup il nous semble difficile de ne pas pointer du doigt cette attitude qui n’était pas dans le thème de la soirée, comme celle des animateurs de MJC recadrés au début du concert. Nous retenons au final un concert généreux mais très déstabilisant et complexe dans l’atmosphère qui s’en est dégagée au fur et à mesure, à l’image du contrasté personnage qu’il est. Cette situation a mis en évidence la difficulté qu’il y a à distinguer sa personnalité et ses humeurs de ses chansons qu’il fait vivre sur scène avec ses tripes et une solide conviction artistique.

La soirée continue malgré tout, Damien Saez continuant à exceller dans ses interprétations et en offrant des perles de sa discographie au public, notamment avec « Rois demain », « Le bal des lycées » et « Les enfants paradis », en hommage aux victimes du Bataclan. 22h30 est passé mais Damien Saez revient malgré tout sur scène pour interpréter « Tu y crois », qui ne figurait pas non plus sur la setlist, mais qui clot traditionnellement ses concerts. Alors que le Cirque Royal est debout et l’acclame, ses derniers mots seront les suivants : Rentrez bien, il est 22h30 tout le monde au lit, merci les lois belges de merde. Etait-ce indispensable ? Heureusement, les échos que nous avons eu du second concert prévu mardi soir étaient plus positifs et apaisés, avec un Damien Saez plus avenant et bienveillant, nous rappelant une fois encore toute son instinctive imprévisibilité qui fait souffler le chaud et le froid sans se préoccuper des vents dominants à chaque instant.

Setlist – SAEZ – Cirque Royal Bruxelles – 12 mai 2025

Que tout est noir – Si tu t’en vas – Châtillon-sur-Seine – On meurt de toi – L’abattoir – Ceux qui sont en laisse – Jessie – Le chanteur démodé – Si l’amour était universel – Le gaz – Aux encres des amours – Tango – PAUSE – Betty – Putain vous m’aurez plus – Germaine – Marguerite – J’accuse – Des p’tits sous – PAUSE – Rois demain – Le bal des lycées – Les enfants paradis – Pleure pas bébé – RAPPEL : Tu y crois

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