La Belgique est souvent présentée comme une terre de festivals, avec une densité géographique d’événements qui dépasse allègrement celle de ses voisins européens. Sans nous lancer dans un cours d’étude du milieu, il n’est pas difficile de comprendre cette affirmation quand on compare la densité de population au km² chez nos voisins et chez nous. Cette affirmation est encore plus vraie lorsque l’on regarde la carte des festivals au Nord du pays : presque chaque ville (petite, moyenne ou grande) semble être en effet rattachée à un festival qui se déroule en son cœur ou dans sa grande périphérie. Ce samedi, nous avons donc pris la route de Lokeren où, chaque année depuis près de 50 ans, se déroule les LOKERSE FEESTEN.

Petit événement aux airs de kermesse organisé par une maison de jeune dès 1975, les Lokerse Feesten ont pris de l’ampleur pour devenir un véritable festival à l’affiche très internationale et d’une durée de 10 jours. Toute la ville propose alors des animations venant se greffer autour de cet événement principal qui se déroule durant la première quinzaine du mois d’août. L’année 2024 constitue ainsi la 49° édition de ces réjouissances. Un petit peu comme le Ronquières Festival, nous pourrions qualifier les Lokersee Feesten de la sorte : le plus petit des gros festivals ou alors le plus gros des petits festivals, cumulant 15 000 personnes par soir. Les Lokerse Feesten sont un événement qui compte dans l’ultra-concurrentiel secteur des concerts et festivals. Il suffit de jeter un œil à l’affiche pour s’en rendre compte. Pour 2024, les têtes d’affiche sont les suivantes : Phoenix, Front242, Pixies, Korn, The Prodigy, Paul Kalkbrenner, Chris Isaak, Oscar And The Wolf et Massive Attack. Voilà, rien que ça ! A l’instar de ce qui se fait dans la partie francophone du pays, les artistes du terroir ne sont pas non plus oubliés avec cette année les frères Wauters et leur groupe Clouseau mais aussi Regi et Linda (alias Milk Inc.) et Pommelien Thijs qui affole la jeunesse flamande depuis peu.

Revenons donc à notre samedi soir où sont annoncés sur scène et dans l’ordre de passage : Whispering Sons, Trentemoller, Massive Attack et Royksopp. Soit une affiche hautement qualitative et rassemblant une belle brochette d’artistes aux identités sonores bien affirmées mais qui ont en commun de faire appel à des machines, parmi d’autres moyens et instruments, pour produire leur musique. A coté de cette programmation sur la grande scène qui est située sur le parking du hall des sports de la ville, on retrouve aussi une programmation plus alternative dans le Studio Brussel Club. Programmation concoctée par l’excellente radio néerlandophone du même nom et dont les enceintes tourneront à plein régime jusque 5h du matin dans la nuit de samedi.

C’est donc aux Limbourgeois de WHISPERING SONS que la tâche d’ouvrir la soirée revient. Ils sont là pour défendre leur troisième album, “The great calm”, sorti cette année. Après un faux départ où les enceintes font un black out pur et simple, le groupe peut enfin entamer son set.”The great calm”, il n’en est pas vraiment question : avec sa voix hallucinante aussi habitée que fantomatique, Fenne Kuppens et ses 4 musiciens maintiennent l’attention et la tension aussi bien sur scène que dans le public. Le son en façade est maintenant bien rétabli et leurs compositions aux sonorités post-punk un peu dark rendent l’ensemble sonore acéré, robuste et massif. La basse mène la cadence avec autorité. C’est un véritable mur sonore qui se dégage de la scène (boules quies hautement recommandées dans les premiers rangs) avec toujours cette tension latente prête à déchirer l’air à tout instant, surtout lorsque les morceaux se font plus calmes (tout est relatif). C’est aussi costaud que maîtrisé. Leur prestation nous rappellent aussi celle de Ronquieres l’an passé dans des conditions météos exécrables, ayant rendu le set dantesque. Ce soir à Lokeren c’est cependant le soleil qui domine. Cela n’enlève rien à la force brute de Whispering Sons. Force à nuancer par la présence plus marquée que par le passé de synthés, notamment sur quelques titres plus mélancoliques. Whisepring Sons continue donc à tracer sa route de manière singulière.

C’est ensuite Trentemoller qui monte sur la scène principale. Avec un septième album prévu pour cette année, le producteur danois a depuis longtemps démontré toute l’étendue de son spectre musical où se mélange influences électroniques, ambient et cold/new wave. Il alterne entre compositions aussi bien instrumentales que construites sur des formats couplets-refrains, voix féminines à l’appui. Et de fait, c’est en configuration “live” que Trentemoller est présent à Lokeren ce soir. Dès le premier titre, Trentemoller confirme cette tendance avec la présence d’une ravissante chanteuse qui va ensuite s’emparer d’une guitare pour envoyer des riffs glaciaux en support de la basse. Les secousses sont aussi sensuelles que brutales, proche d’un très à la mode shoegaze électronisé. Sauf que Trentemoller n’est pas tombé de la dernière pluie et qu’il joue même le plus souvent un rôle de pionnier tout en allant puiser les racines de sa musique dans des années 80 très curienne.

Comme pour Whispering Sons, la masse sonore qui dévale sur les Lokersee Feesten est énorme et puissante. Qui a dit que la Flandre était plus stricte au sujet des normes sonores autorisées ? Que nenni ! Il faut hurler à son voisin pour lui glisser deux mots et les basses secouent jusqu’au fond de notre estomac le plat de pâtes que nous venons d’engloutir. Certains titre nous font penser de temps à autre à Soulwax ou au regretté The Soft Moon, virant de temps à autre vers un punk-rock synthétique bien rentre-dedans. Le concert s’achève avec une belle volée de stroboscopes et de beats électriques. Les interprétations lives de ce soir sont bien plus débridées que ce que Trentemoller propose à la sortie d’un studio d’enregistrement

Nous attaquons ensuite le plus gros morceau de la soirée avec le concert de MASSIVE ATTACK. Sans nouvel album depuis 15 ans, le collectif trip-hop anglais continue de bénéficier d’une aura et d’un intérêt marqué auprès du public. A défaut d’actualité discographique, Massive Attack reste actif dans un domaine plus militant, notamment concernant l’environnement (visant à décarboniser l’industrie musicale), le racisme et plus globalement autour de la question de la paix. Sans que cela n’ait jamais pu être vérifié et confirmé, des rumeurs persistantes prêtent à Robert Del Naja – 3D (souvent présenté comme leader du collectif) la véritable identité de Banksy.

Lorsqu’il est question de Massive Attack, il convient de parler de collectif et non de groupe. En effet, les collaborations sont nombreuses, parfois le temps d’un titre, d’un album ou plusieurs. Cependant, le socle commun du collectif s’articule autour de Robert Del Naja donc mais aussi de Daddy G. La question qui se pose donc à chaque concert de Massive Attack, est de savoir qui seront les musiciens et chanteurs/chanteuses présents sur une scène où nous apercevons déjà deux batteries, une foule de synthés et machines et un écran géant relativement massif. En attendant le début du concert, le message suivant est régulièrement projeté en anglais sur les écrans situés de chaque côté de la scène :

Notre nouveau spectacle en direct marque le saut le plus transgressif dans la collaboration entre 3D x United Visual Artists depuis 2003. En inversant les algorithmes pour exposer les anomalies de contenu et les boucles de rétroactions récursives, nous cherchons à provoquer un dialogue sur le rêve brisé du “moi” individuel confiant et autonome, dans le contexte de l’effondrement mondial des démocraties libérales.

Ce message est dans la continuité des prises de position et des préoccupations de Massive Attack. Nous ne sommes donc pas là pour rigoler mais cela ne va pas empêcher le collectif de livrer une prestation de très haut niveau aux festivaliers, parmi lesquels on aperçoit notamment le leader d’Hooverphonic mais aussi Trentemoller et ses musiciens, tout juste descendus de scène.

Après une surprenante mais très réussie reprise du titre “In My Mind” de Gigi d’Agostino en ouverture de set, Massive Attack entraine directement les Lokerse Feesten dans un univers sonore et visuel tourné vers un trip-hop vaporeux et planant avec “Risingson”. Le son est parfait : chaque instrument, chaque machine et chaque voix peuvent être identifiés au sein de ces constructions musicales où se mêlent délicatesse et puissance. Profiter d’un concert dans ces conditions sonores et en plein air c’est véritablement du 5 étoiles. Les basses vrombissent à travers la plaine tandis que des projections diverses apparaissent sur l’écran en fond de scène : défilements de données informatiques et algorithmiques aléatoires dont certains mots clés ressortent malgré tout, vidéos de fabriques d’armes, de villes détruites à Gaza ou de statues conquérantes filmées à Kiev. L’héritage de “1984” d’Orwell n’est jamais bien loin non plus.

Sur scène, ils sont parfois jusqu’à 10 musiciens et chanteurs à s’activer, dans un contre-jour quasi-permanent et du plus bel effet, mettant les tableaux visuels au service de la musique. D’ailleurs au niveau des chanteurs et chanteuses, ils sont nombreux : l’increvable Horrace Handy et sa voix de vieux reggaeman, l’élégante Elizabeth Fraser mais aussi Deborah Miller et le duo emmené par Young Fathers. Ces derniers envoient d’ailleurs une version survoltée du titre “Voodoo Blood”. De la setlist du jour, c’est l’album culte “Mezzanine” qui ressort gagnant même si le moment le plus majestueux de la soirée arrive avec une reprise du titre “Song To The Siren” de Tim Buckley, magnifié par la voix d’Elizabeth Fraser.

En deuxième partie de set, Massive Attack offre aux festivaliers un bel enchainement avec le lent mais tellurique “Angel”, suivi de “Sales From Harm” et de son énorme basse qui roule pour accompagner la voix de Deborah Miller avant un final instru aux airs de cataclysmes et de rouleau compresseur sonore. Dans la foulée, “Unfinished Sympathy” (avec une performance vocale canon), “Karmacoma” et son gros beat bien dub et “Teardrop” sont également joués. En clôture de set, Massive Attack livre le titre “Group Four” dans la pure tradition trip hop avant un final rock hypnotique furieux. Massive Attack vient de livrer un concert de très haut niveau, fidèle à son image, avec autant de précision chirurgicale que d’humanité.

Il est l’heure pour nous de laisser les Suédois de Royksopp (en dj-set) faire danser les festivaliers jusqu’à 2 heures et demi du matin. Notre seul reproche se trouve peut-être du côté de l’affluence autorisée sur le site. Comme dans beaucoup de festivals, à l’heure de pointe, tout cela prend des airs de Carrefour Léonard un jour de rentrée scolaire. Mais en anticipant un peu les choses, on arrive à facilement se positionner correctement pour les concerts. Une chose est certaine, nous regarderons avec attention la programmation de l’édition de 2025 des Lokerse Feesten, qui atteindront alors le cap des 50 éditions !

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