Concert initialement prévu à l’automne 2021 et déjà annoncé complet à l’époque, c’est finalement dans le cadre des Nuits Botanique que IC3PEAK, le duo moscovite le plus dark et engagé de la scène alternative de ces dernières années, s’est produit. N’hésitant pas à se positionner politiquement de manière explicite dans un pays où la liberté d’expression est remise en question sans détour, c’est dans un contexte géopolitique très particulier que ce concert était programmé ce samedi soir à l’Orangerie du Botanique. Inutile de preciser que, jusqu’au dernier moment, on s’est posé la question de savoir si le concert serait bien maintenu. Mais ce fut le cas. Alors place à la musique avec une programmation qui sentait les influences venues de l’Est.

C’est le producteur russe KETA CAVIAR qui entame la soirée avec un set complètement barré entre noise, sonorités industrielles et autres sons triturés dans les sombres tréfonds des machines et consoles sonores. Pas vraiment de quoi danser ou installer une rythmique linéaire mais de quoi vivre une expérience sonore singulière et tourmentée a la technicité irréprochable. Le gaillard est en short et trose nu sur scène avec un bas-collant blanc lui recouvrant le visage. Une entrée en matière tout à propos pour le reste de la soirée.

Place ensuite à DYCE : l’artiste est Belge mais chante en russe, sa langue d’origine. Il propose un mélange de trap aux accents de hip-hop qui donne un caractère hybride à sa musique. Les influences se mélangent et le fait qu’il chante en russe sonne particulièrement étrangement à notre oreille peu familière de ce genre de sonorités et, avouons-le, plus conditionnée à quelques clichés sur la musique russe. Mais la musique n’a pas de frontières et les styles se croisent dans un ensemble entraînant et emprunt de pas mal de sensualité avec quelques ballades doucement torturées qui nous inspirent les images d’une nuit d’amour à Saint-Petersburg, avec un piano et une guitare traditionnelle bien placés. Son titre “Race” qui l’a fait connaître en Russie suscite pas mal d’enthousiasme dans le public. On regrette l’absence de musiciens et le fait que l’ensemble des titres soient joués avec des bandes sonores.

Une chose est certaine : lorsqu’il s’agit de styles musicaux tournés vers l’obscurité, nos compatriotes néerlandophones sont bien plus branchés sur le sujet que les francophones. Ce constat nous le faisons à chaque concert se déroulant à Bruxelles, terrain de jeu favori du public francophone le reste du temps. Et ce soir c’est encore le cas bien qu’il y ait aussi une grande part de russophones dans la salle. Les premiers rangs sont serrés et ça joue des coudes pour être au plus près de la scène et accueillir ICEPEAK. 20 minutes avant le début du set, l’Orangerie se trouve plongée dans l’obscurité totale et commence alors l’attente au son d’une intro en forme de boucle sonore tournoyante et inquiétante, presque suffocante. Des respirations qui se transforment ensuite en sanglots se font entendre dans les enceintes avec pour effet de faire hurler le public. Ambiance ambiance.

Le duo entre donc sur scène dans ce contexte : elle, Anastacia, est vêtue d’un pull à capuche qui laisse dépasser sa très longue tresse de cheveux. Son visage est maquillé de noir avec un côté fantastique mais élégant, vampirique. Lui, Nikolai, de part son look, fait sortir de sa tombe Keith Flint de Prodigy avec sa coiffure de punk et ses airs de clowns tout droit sorti d’un film d’horreur un peu malsain. En fond de scène on trouve 6 écrans qui diffusent des images prises par des caméras disposées sur la scène. Au bout du premier titre, Anastacia prend la parole pour expliquer que le groupe est russe mais s’oppose à la guerre en Ukraine et aux agissements du Gouvernement Russe dans ce cadre. Un peu plus tard durant le concert, les écrans du fond de scène diffuseront le message “stop the war, stand with Ukraine”.

Tout au long du concert, le duo va alterner les passages à base de emo-rap enfumé ou carrément ravageur et brûlant avec des mélodies vocales et sonores empreintes d’une sombre mélancolie poétique, presque incantatoire par moment. Tout ça nous renvoyant à l’image d’Épinal d’une Russie dont l’immensité infinie nous fait succomber à son charme et son histoire. Cet ensemble dégage quelque chose de très dualiste : un affrontement entre douceur et violence, entre ténèbre et lueur. Mais par moment la musique et le jeu de scène prennent une tournure incisive presque conquérante et frontale avec Anastacia qui lâche d’énormes cris gutturaux rappelant la grande époque du groupe de métal français Eths. Nikolai est quand a lui occupé aux synthés, machines, percussions qu’il malmène allègrement, et à la guitare electrique. Entre break-beat et grosses couches de basses, c’est parfois des rythmiques carrément punk et des sonorités rock qu’il vient envoyer dans les enceintes de la salle.

Tous ces contrastes sont toujours plus nombreux avec aussi pas mal d’effets de voix qui se perdent en échos et aux airs faussement enfantins. Et que dire de la construction des morceaux qui cassent la logique du couplet-refrain traditionnel et des prévisibles montées en pression rythmiques précédant une rythmique à l’efficacité éprouvée. Rien de tout ça ici, il faut s’accrocher et accepter de se faire bousculé et décontenancé par des structures et constructions sonores hybrides.

Le public, d’abord relativement sage durant la premiere partie du set devient survolté et se met à chanter et scander les paroles des chansons, en anglais et en russe, tout en se lançant dans des pogos fédérateurs. Un concert d’Ic3peak c’est se jeter dans le vide d’un sombre voyage tourmenté et torturé avec une émotion brute et palpable. Ce concert nous évoque les prestations les plus habitées de Crystal Castles, en version plus musclée. Ic3peak revient pour un rappel aux accents franchement métalliques qui fait hurler l’Orangerie une dernière fois. La langue russe est clairement très jolie lorsqu’elle est chantée car, de par ses intonations et ses sonorités, elle laisse transparaitre une émotion dramatique réellement prenante. La sombre vague sonore venue de l’Est aura séduit les festivaliers des Nuits du Botanique et nous aura fait découvrir la beauté et la richesse sonore de la langue russe.

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