Alors que LES NUITS DU BOTANIQUE ont démarré depuis une petite semaine, nous nous rendons ce lundi soir à La Rotonde pour un concert unique et inédit proposé par ANTOINE FLIPO. Son nom ne vous dit rien ? Il s’agit du pianiste et clavieriste du duo électro-jazz et classique belge Glass Museum dont le premier album “Reykjavik” a fait l’unanimité auprès d’un public de plus en plus large. On vous le conseille vivement. Antoine Flipo propose donc un projet nouveau ce soir, le temps d’une échappée solitaire tout en restant pleinement investi dans Glass Museum. Il a voulu aller explorer les contrées aventureuses que peuvent ouvrir les pianos, synthétiseurs et autres machines à bidouiller le son. Vous y voyez un parallèle avec le talentueux compositeur néo-classique allemand Nils Frahm ? Nous aussi, et c’est bien cela qui nous a poussé jusqu’ici ce soir.

Un premier signe qui ne trompe pas c’est lorsqu’un artiste qui évolue hors des grandes autoroutes médiatiques arrive à remplir une salle en venant proposer un projet dont personne n’a encore entendu la moindre note. Et ce soir à la Rotonde c’est ce qu’il se passe puisque c’est comme souvent au chausse-pieds que les derniers spectateurs pénètrent dans la salle. Le public est très diversifié, avec différentes “tribus” qui se sont donnés rendez-vous : les amateurs de musiques classiques, de jazz, de musiques électroniques et d’autres courants musicaux variés. C’est un peu cliché mais on retrouve un jeune homme avec des dread locks à coté d’un couple de quinquagénaire en chemises et d’un autre gaillard plein de tatouages, des francophones, des néerlandophones, etc. Un beau melting-pop culturel.

Pas de première partie ce soir mais le public est déjà chaud bouillant au moment où Antoine Flipo monte sur scène avec un large sourire, surpris et étonné de cet enthousiasme alors que rien ne s’est encore passé. Il doit ainsi mettre son doigt devant sa bouche pour demander le silence. Sur scène, on retrouve un piano à queue ouvert, un piano droit dont certaines parois extérieures ont été démontées, un synthétiseur et quelques discrètes machines électroniques. Tous ces éléments sont disposés en un demi-cercle au sein duquel Antoine vient s’installer, dos au public, mais permettant à ce dernier d’avoir une vue sur ce qu’il va se passer.

Et cela commence avec quelques notes de piano où les silences entre les notes sont subtilement utilisés pour créer une mélodie en forme de berceuse aérienne. Et puis tout s’arrête, Antoine se retourne et déclare “Faux-départ!”. Le garçon est perfectionniste et cette première représentation live est pour lui aussi un test grandeur nature pour ce projet sur lequel il travaille depuis un an. Il relance l’affaire et cette petite mélodie douce devient rapidement dansante. Il utilise la force de frappe de ses doigts sur les touches du piano pour créer une rythmique captivante. Tout ce qu’il propose ce soir est créé en direct sous nos yeux, à l’exception de quelques boucles sonores préenregistrées. Il utilise chaque partie de ses instruments pour générer de la matière sonore qu’il va sampler et balancer le moment venu au cours de chacun des morceaux. Les parois de bois du piano sont ainsi percutées pour créer des rythmes, les cordes du piano à queue sont raclées, frottées et maltraitées pour également créer des sonorités. On doit aussi saluer le travail minutieux de son ingénieure du son qui joue sur les effets stéréos du système sonore de la Rotonde pour faire balancer et tournoyer le son de part et d’autre de la salle.

Quand on vous disait que son projet nous avait inévitablement fait penser à Nils Frahm, on est en plein dedans. Et pourtant il s’en démarque avec beaucoup de caractère. Son jeu et ses constructions musicales sont audacieuses et aventureuses, quitte à bousculer le spectateur qui assiste au travail de construction mélodique et sonore de ce sorcier dont le regard est intensément absorbé par sa tâche. Les couleurs musicales sont multiples : sonorités et rythmiques industrielles et métalliques qu’Einsturzende Neubauten n’aurait pas renié, un piano nostalgique et vaporeux dont la mélodie nous fait penser à Craig Armstrong ou Ludovico Einaudi, des mélodies orientales et arabisantes qu’on avait déjà identifiées chez Glass Museum, mais avec plus de folie encore, quelques rythmiques et atmosphères typiquement trip-hop. Il y a aussi ce moment où il apporte une ambiance rythmique caribéenne avec un fond de piano de bar de plage. Sans oublier toutes ces mélodies hypnotisantes à base de piano. Elles rentrent dans la tête et font bouger les têtes d’un public attentif, malgré qu’il faille parfois composer avec le parasitage sonore de la scène extérieur du Botanique où les basses ont été poussées un peu trop fort. C’est aussi ça de jouer en festival, même en salle.

Et comme tous les sorciers, la seule limite qui s’impose à lui est celle où le phénomène fantastique engendré risque de s’effondrer. La musique devient alors parfois maîtresse de la scène, Antoine devant canaliser la magie sonore qu’il a engendrée. On le sent parfois sur la corde, dans cet équilibre fragile mais savamment dosé qui rend toute son humanité et sa spontanéité à une musique électronique dans ce qu’elle a de plus noble. Le genre de démarche que l’on retrouve chez des artistes et producteurs musicaux comme Chapelier Fou, Thylacine et Fakear qui proposent de véritables prestations lives où ils sont les seuls architectes de la construction de leurs morceaux. C’est ainsi qu’on assiste à un joyeux accident musical où le public se met à crier durant un morceau alors même qu’Antoine était en train d’enregistrer un sample sonore. Résultat : les cris du publics se retrouvent intégrés au morceau, à la plus grande surprise de l’artiste lui-même. Mais finalement ça passe et ces sons “parasites” trouvent une jolie place dans la mélodie et l’enveloppe sonore globale. Tout ça est captivant et on prend conscience du caractère unique que peut représenter chaque prestation de ce type.

Les boucles sonores et autres petits arrangements électroniques jouent un rôle clé tout au long de sa prestation. Antoine ne renie cependant pas sa base classique du piano qu’il exploite généreusement avec une dextérité et un jeu corporel très vivant, parfois assis, courbé, debout ou carrément couché sur ses instruments. Mais pourquoi se contenter de la base quand on peut aller explorer des contrées inconnues, sans jamais virer dans l’expérimental inaudible. Au contraire, tout le set n’est qu’une succession d’ambiances et d’univers musicaux qui glissent et se superposent avec fluidité.

C’est sous les hurlements d’un public conquis qu’il quitte la scène au bout d’une heure, alors qu’une demoiselle du premier rang lui offre un grand bouquet de fleur. Il salue longuement le public et demande à son ingénieure du son de la rejoindre sur scène car son travail de l’ombre est ce qui lui a permis de concrétiser ce projet. On a ressenti une certaine excitation et fébrilité durant le set, mais celles-ci étaient clairement plus stimulantes que paralysantes. Son projet musical est ambitieux et finalement cette fébrilité et cette excitation ont généré une intensité unique tout au long de la soirée. Ce concert était probablement celui dans lequel nous avions placé le plus d’attentes et de curiosité dans le cadre du festival des Nuits. On est ressorti de là convaincu de ce qu’on y a vu et entendu. On espère très honnêtement que ce projet aura une suite, aussi bien en live qu’en studio.

]]>
Please follow and like us:
error
fb-share-icon