Suite à la crise du COVID 19, les salles de concerts du Royaume sont plongées dans le silence depuis maintenant presque trois mois. Vidées de leurs spectateurs et de leurs artistes, elles n’en demeurent pas moins des cathédrales pour les amateurs de musique, des lieux quasi-mystiques ou saints dans certains cas. On a décidé de mettre en lumière une partie de ce patrimoine si cher à nos yeux. Pour ce premier chapitre, cap sur le Sud de Bruxelles et FOREST NATIONAL… à condition d’avoir trouvé une place de parking.

Cela fait maintenant presque 50 ans que la salle bruxelloise, inaugurée en 1971, fait bouillonner la capitale et ses proches riverains, mais par pour les mêmes raisons. D’une capacité maximum de 8000 places, on y voit des spectacles dans tous les styles : variétés, rock, métal, électro, comédies musicales, humoristes, spectacles sur glace et pour enfants, ballets, musique classique, sports en tout genre (tennis, basket, catch). Il a même été question d’y accueillir le procès des attentats de Bruxelles du 22 mars 2016… Un comble dans un contexte post-bataclan. La salle se distingue par une infrastructure permettant d’accueillir toutes sortes d’événements qui vont s’adresser à des publics très diversifiés. Faire la liste des événements qui s’y sont déroulés en 50 ans est quasi mission impossible. Tout ce que l’on peut écrire c’est que la barre des 3000 événements a été explosée il y a déjà quelques années maintenant. Michel Sardou détient le record absolu de représentations dans la salle forestoise avec 85 concerts comptabilisés, alors que Chantal Goya pousse son compteur personnel à 47 représentations ! Mieux que Johnny Halliday qui ne s’y est produit « que » 43 fois. On se souvient aussi encore du passage de la Star Academy saison 1 qui avait affiché complet pour 12 soirées en 2001, au contraire de l’accident musico-nucléaire la Star Academy belge « Made in RTL » qui y avait organisé sa finale en directe, à coup de prix bradés pour tenter de faire venir un public qui ne rêvait que de Jennifer, Mario, Jean-Pascal et Nolwenn à l’époque. 

Difficile de trouver un habitant du pays qui n’ait jamais mis un pied à Forest National. Chacun se souvient de sa première fois à Forest National, de son entrée dans cette véritable arène quasi circulaire, les gradins venant lécher les bords de la scène, de la même manière qu’au Royal Albert Hall de Londres. Les artistes ne se retrouvent alors pas simplement face à un public, ils sont eux-mêmes pris dans cette arène. Idem pour les spectateurs qui selon les places qu’ils occupent peuvent presque avoir le point de vue des artistes sur scène et ainsi observer la réaction du public, qu’il s’agisse d’un furieux pogo, d’une standing ovation ou d’une assistance restant statique et muette. Car oui le public de Forest National est exigeant. Le tableau de chasse de la salle ayant vu défilé tous les plus grands, il faut pouvoir être à la hauteur. Le dernier passage de Lauryn Hill en 2018 l’a démontré puisque la « Reine de la soul » s’est fait copieusement huée tout au long de sa prestation écourtée à 40 minutes. En plus de s’être pointée sur scène 22H20 la qualité du concert fut plus qu’approximative.

Mais les soirs de grande ferveur, la communion avec le public en devient carrément volcanique. Demandez par exemple aux fans de Depeche Mode ce qu’il en pense. Le dernier passage du frangin Liam Gallagher et des Dropkick Murphys la veille, au début de cette année en fut aussi la preuve bien rock’n’roll : joyeux mouvements de foule, lancés de bière permanents à travers la fosse, de la fosse vers les gradins, des gradins et des balcons vers la fosse, fumigènes allumés par les spectateurs, etc. Pour la petite histoire, il fallut recharger en urgence les énormes cuves à bière de la salle entre les deux concerts. Les gestionnaires de la salle avaient pourtant anticipé le coup, sachant que 3000 anglais allaient débarquer. Et les exemples de ce genre ne manquent pas dans l’histoire de la salle. On peut citer aussi le passage de Muse en 2003, où le début du concert fut retardé d’une bonne demi-heure car il fallut renforcer les barrières de sécurités situées devant la scène. L’enthousiasme du public débordait déjà de toute part dès la première partie, les barrières se rapprochant dangereusement du bord de la scène sous la pression de la foule. Il y aussi eu la venue de Tokio Hotel  avec un camping sauvage qui s’installa devant la salle plusieurs jours avant le concert, contraignant les autorités communales à intervenir pour réguler tout ça. Ou lorsque plusieurs centaines de spectateurs attendent la sortie d’ M. Pokora à minuit passé, obligeant la police a bloquer les rues devant la salle, et le service de sécurité à jouer les prolongations. Les anecdotes de ce type sont innombrables et les « plus anciens » (désolé pour l’expression) en ont sûrement des valises entières à raconter.

Puisqu’il est question d’histoire de la salle, malgré les rénovations et son intégration au sein du Sportpaleis Group, Forest National a réussi à conserver son âme brute de décoffrage, faite de béton et de métal. Bien loin des salles rachetées par de grands groupes commerciaux et dont les travaux de rénovation ont eu pour conséquence d’en faire des lieux commerciaux aseptisés et uniformes. Depuis quelques années il est possible de se balader sous une partie des gradins de Forest National lorsque l’on descend dans la fosse. C’est un peu comme pénétrer dans l’antre de la bête. Et là c’est une cave aux trésors qui s’ouvre pour les spectateurs : les murs sont recouverts de tags et autres fresques réalisées par les artistes qui sont passés par Forest National depuis toutes ces décennies. Ce sont toutes ces choses qui donnent  son âme à cette salle et qui laissent penser que la bête peut se réveiller à tout moment pour rugir avec passion de sa riche histoire musicale.

Mais Forest National c’est aussi une polémique permanente liée aux nuisances engendrées par les événements successifs qui s’y déroulent. Ces nuisances sont de deux types. Il y a d’abord un éternel problème de parking lié en grande partie à une faible offre de transport public autour de la salle, surtout à la fin des concerts. Avec une moyenne de plus de 100 événements par an, cela peut devenir effectivement irritant pour les riverains. Il fut un temps question de démolir la salle et de la reconstruire du coté des usines Audi, situées à quelques centaines de mètres de là. Mais le projet fut fort heureusement enterré. Au début de cette année la Commune de Forest pensait avoir réglé le problème et sortait LA solution de son chapeau magique : rendre le stationnement payant en soirée dans les rues avoisinantes, mais à un tarif frôlant l’indécence complète (l’équivalent de presque la moitié du prix d’un ticket de concert pour se garer toute la soirée). Mais toujours sans aucune réelle solution au niveau des transports en commun. Résultat : le problème s’est déporté plus loin et notamment sur la proche Commune d’Uccle qui a peu apprécié le manque de concertation en lien avec ces mesures, et qui ne semble pas vouloir se laisser faire. Ça chauffe pas mal entre les deux Bourgmestres du coup. La suite au prochain épisode.

Il y a aussi un autre souci, moins fréquent celui-là, mais bien plus spectaculaire : les nuisances sonores et sismiques. Le phénomène a tendance à disparaître en même temps que les normes sonores et l’évolution technologique des systèmes de sonorisation font baisser le niveau de décibels dans la salle. Plusieurs groupes furent cependant les auteurs de tremblements de terre aux abords de Forest National : le groupe The Alarm en première partie de U2 dans les années 80, Faithless et Indochine y sont aussi allés généreusement au début des années 2000. Le dernier épisode marquant de cette série remonte à 2009 avec le concert des Anglais de The Prodigy. Tous les spectateurs présents ce soir du mercredi 18 novembre 2009 continuent à parler de cette soirée comme une de choses les plus intenses qu’il leur ait été donné de vivre en concert. Les riverains de la salle également. C’est à la fois la puissance sonore mêlée à des publics en fusion sautant comme un seul homme qui sont à l’origine de ces tremblements de terre, captés par le très officiel sismographe de l’Observatoire Royal de Belgique situé non loin de la salle. A coté de cela, et pour soulager les riverains, les concerts doivent dorénavant se terminer à 23 heures maximum , sinon gare aux pénalités !

https://www.youtube.com/watch?v=F6uF6Or1Tls

En parlant de puissance sonore, difficile de ne pas aborder la sensible question de l’acoustique de la salle. Bien souvent décriée pendant des années, les travaux de rénovation de la salle entrepris il y a quelques années maintenant semble avoir résolu en grande partie le problème. Après nous ne sommes jamais à l’abri d’un ingénieur du son ayant oublié ses cotons tiges ou d’une infrastructure sonore apportée par un artiste qui soit peu adaptée à la configuration de la salle. C’est souvent la raison qui est invoquée par le public pour critiquer Forest National, en plus du problème de stationnement. Le public qui était venu pogotter furieusement au son de System Of A Down en 2015 en a fait la désagréable expérience avec un son qualifié de « pourri » et où il fallait attendre les refrains pour identifier les morceaux. On ne compte plus non plus les premières parties où il était impossible de savoir si l’artiste avait chanté en anglais, en français ou dans une autre langue.

Et les artistes dans tout ça ? Ils sont en général assez content de venir se produire à Forest National, certains d’entre-eux préférant même jouer plusieurs soirs à Forest, plutôt que d’aller remplir le lointain et impersonnel Palais 12 par exemple. La création de ce dernier avait d’ailleurs fait craindre une désertion des artistes au profit du plateau du Heysel. Fort de ses 15 000 places, il peut s’appuyer sur le parking C et sur la proximité d’une ligne de métro pour faciliter l’accès des spectateurs. Avec ses plus de 3000 événements, il va s’en dire que Forest National a vu défiler le gratin mondial de la musique sur sa scène. Cette salle a longtemps semblé être un rêve inaccessible pour beaucoup d’artistes belges. Ceux-ci semblant la regarder avec désir et appréhension sans jamais oser s’y attaquer. Machiavel avait réussi ce tour de force en 1979, ce qui était un réel exploit à un époque où le streaming et le téléchargement (il)légal n’existaient pas encore et n’offraient pas sur un plateau au public potentiel de quoi se sustenter les oreilles. Hooverphonic en avait fait de même en 2001 mais sans en garder un souvenir impérissable, de l’aveu même du groupe. Leur musique se prêtant bien mieux à des salles plus intimistes. Mais ces dernières années ils sont plusieurs a s’y être aventurés, avec pas mal de succès : Arno, Ghinzu, Puggy, Angèle, Stromae, Mister Cover, Suarez, Alice On The Roof. Même Mister Cover a franchi les portes de Forest, avec une scène centrale et un public faisant la farandole à travers toute la salle. Pareil pour le Grand Jojo. Tous ces artistes y ont livrés des concerts exceptionnels, comme des sortes de parenthèses enchantées dans leurs tournées et leurs carrières respectives. Le DJ bruxellois Lost Frequencies fut le dernier « local » en date à remplir l’arène en novembre 2019. Pour l’occasion il avait sorti l’artillerie très lourde avec un show à faire pâlir David Guetta et Tiesto. Le tout à un tarif plus qu’abordable. Et le public le lui a bien rendu tout au long de la soirée.


Forest National est, comme toutes les autres salles du pays, actuellement réduite au silence, orpheline de ses spectateurs et de ses artistes, de sa substance en somme. Mais dans cette arène, difficile de savoir qui, du spectateur ou de l’artiste, est la bête ou le gladiateur. Riche de son histoire et de son tableau de chasse, la « Dame » en a vu d’autres au cours de ces cinquantes premières années. Tout ce béton et cette ferraille ont tremblé au son de la musique pendant cinquante ans, tremblent d’impatience et peut-être aussi un peu d’inquiétude pour l’instant, mais trembleront encore dans le futur au cours d’épiques joutes musicales entre les artistes et leur public. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, Forest National ne laisse personne indifférent et c’est probablement un petit frisson émotionnel qui nous traversera le jour où nous pourrons y remettre les pieds pour continuer à y écrire son histoire, en compagnie d’artistes aussi passionnants que passionnés.

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